Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

"... Mais l’art n’a pas à tendre un miroir au feu qui prend, il doit essayer de l’éteindre, jusqu’au dernier moment et même après celui-ci encore. Et il le fait, -pensez au cinéma, par exemple. Un grand problème, que nous n’avons pas évoqué, fut l’apparition de la photographie à la fin de l’époque romantique, ce qui n’est pas que coïncidence: car cette technique portait un coup terrible à la conscience de soi. Pourquoi? Parce que ce qui apparaissait, sur la pho­tographie de quelqu’un, c’étaient deux verrues et cette distance de trois centimètres entre elles. Là où le peintre avait cherché à comprendre le rapport à soi d’un être parlant, à dire l’orgueil, la fougue, le souci spirituel, la naïveté touchante, voici qu’un constat irréfutable faisait venir en avant ce qui n’est que comme surface, ne signifie que comme matière, prétendant cependant: ceci, c’est vous, ne dites pas non, et d’ailleurs s’il vous advenait de changer vos traits, vous seriez suspect devant la police, vous auriez contredit votre carte d’identité. La photographie substitue l’identité par dehors à l’idée de celle que l’on peut explorer, approfondir, transmuter peut-être, par le dedans de soi-même. Et ce n’est donc pas parce qu’elle concurrençait les moyens de la peinture que la photographie en a modifié le cours, mais parce qu’elle en a déconsidéré les tâches: démoralisant le portraitiste, privant le peintre de paysage de ressentir l’unité cosmique sous l’entassement des arbres, des pierres, des eaux, tous retenus sur la pellicule au même degré de simple apparence….

Mais à peine attaqué, l’art contre-attaque, il l’a fait du sein même de l’activité du photographe avec d’authentiques artistes comme Nadar et bien d’autres, car il y a un art en photographie, un art qui par son intuition de la spontanéité des êtres, de leur présence, à un instant, dans un lieu, est même au premier rang aujourd’hui de cette attestation du sens que je déplorais de voir menacée chez les disciples de Picasso.


manet2.jpg

Nadar, photographie d’Edouard Manet


Et à échelle plus vaste encore, c’est toujours l’art, c’est ce grand projet vieux comme le monde, qui a pris possession de la tech­nique photographique elle-même en l’inscrivant dans celle plus large qu’est l’enregistrement cinématographique, capable, lui, non seulement de la captation du dehors des choses, mais d’une saisie du temps, et donc de la fiction, donc de la recherche du sens. La nouvelle pratique a réparé le mal qu’aurait pu faire la précédente. Elle a donné lieu à un art qui a retrouvé naturellement la capacité épique et épiphanique des peintures murales du moyen âge.


rothko8.jpg

Rothko


Et qui brise aussi, et heureusement, le monopole exercé sur le regard par la société occidentale. En fait, c’est peut-être sur cet écran que peut revivre aujourd’hui ce que notre siècle de soupçon du discours, d’accusation des valeurs, a perdu de vue: le fait que la vie est simple, si la parole est complexe. Et ce devrait être là mieux comprendre ou, disons mieux, comprendre à nouveau la grande capacité d’espérance qui dans la peinture depuis Giotto donnait des couleurs au monde, y faisait saillir de la nuit la beauté des arbres et des cimes, des corps bien sûr et des visages.

L’art du passé est notre grande réserve, autant que la nature, pour cette Renaissance profonde qu’il faut tenter, même si c’est à la veille du dernier jour."


(Yves Bonnefoy)

Tag(s) : #vaguelettes