... C'est qu'il m'est arrivé une étrange et, je crois, assez rare aventure : au contraire de la plupart de mes amis de ma génération qui persistent à s'en tenir orgueilleusement à leur stylo et à leurs pattes de mouche, j'ai découvert, lorsqu'on m'a offert un ordinateur après la sortie de mon film Shoah, les possibilités formidables et ludiques de cette machine, dont j'ai appris lentement à me servir, puis acquis la maîtrise, non pas dans tout ce qu'elle proposait, mais au moins dans les fonctions qui m'étaient utiles. Lorsque je dictais à Juliette assise auprès de moi, tous deux devant un large écran, je trouvais miraculeuse l'objectivation immédiate de ma pensée, parfaite au mot près, sans ratures ni brouillon. Finis les problèmes que m'a toujours posés ma propre écriture, changeante à mes yeux selon l'humeur, la nervosité ou la fatigue, quoi que m'en aient dit ceux qui la jugeaient belle. Il m'arrivait souvent d'être écoeuré par ma graphie, que je trouvais, pour reprendre un mot de Sartre à propos de la sienne, "gluante de tous mes sucs" - il a tant écrit qu'il devait tout de même savoir de quoi il parlait. Un défaut dirimant m'interdisait pourtant le passage plénier à la modernité. Sautant sans médiation de la plume à l'ordinateur, ayant radicalement ignoré les machines à écrire, je travaillais, lorsque je m'y essayais seul, beaucoup trop lentement : je tapais d'un seul doigt sur les touches du clavier, je parvenais peut-être à l'objectivation, mais ce qui est possible pour un rapport de police ne l'était pas pour l'ouvrage que je projetais, mes hachures désynchronisaient ma pensée, en tuaient l'élan. Si je voulais mener à bien la tâche effrayante devant laquelle je renâclais année après année, il me fallait un prolongement de moi-même, c'est-à-dire d'autres doigts. Ce furent ceux de Juliette Simont...
Claude Lanzmann, dans l'avant-propos du Lièvre de Patagonie
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